L’opération typologique

Dossier : Paradoxes de la modernité
Réforme politique et perceptions de la modernité chez les mandarins chinois au tournant du XXe siècle
Par Pablo Blitstein
Français

Il existe aujourd’hui deux usages différents du terme « modernité » et de ses variantes. Le premier usage repose sur une conception que l’on pourrait appeler « historique » ; il s’agit en quelque sorte d’un synonyme de « ce qui a lieu de nos jours ». Le second usage, en revanche, repose sur une conception que l’on pourrait appeler « typologique » : objet d’une opération de typification, « modernité » désigne dans ce deuxième sens un ensemble de traits caractéristiques – « idéal-typiques » – qui ne se trouvent pas dans toutes les sociétés. C’est à l’opération de typification de la modernité que cet article est consacré. À partir d’une étude des mandarins chinois de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, et en particulier de ce que l’on pourrait considérer comme l’un des réseaux chinois de la « nébuleuse réformatrice » de la Belle Époque, il s’agira de décrire la genèse de cette opération typologique dans le monde sinophone. Notre attention se portera d’abord sur un cas à plus d’un titre exemplaire : celui de la réforme des institutions scolaires et du recrutement de fonctionnaires intervenue entre 1898 et 1911 – la dernière décennie de l’empire en Chine. L’ambition est ici de décrire la relation entre les différents projets de réforme en lice et les perceptions de la « modernité » que ces projets expriment. Si la divergence entre ces projets se traduit d’abord par un clivage entre un idéal « méritocratique » et un idéal « égalitaire », elle se redouble dans l’opposition entre une conception « typologique » et une conception « historique » de la modernité. Dans un deuxième temps, il s’agira d’examiner de plus près la trajectoire d’un des acteurs à l’origine de ces réformes, Kang Youwei (1858-1927), l’une des figures principales du mandarinat nationaliste. On verra comment ce dernier en est venu dans ses projets de réforme de la monarchie impériale à opérer une « typification » de la modernité, en s’opposant en cela aux conceptions historiques de la modernité d’une partie de ses adversaires. Dans un dernier temps, on essaiera de saisir les dimensions mandarinales, et donc en principe « traditionnelles », qui rendent possible une telle opération typologique. Plus précisément, il s’agira d’explorer la façon dont une partie du mandarinat nationaliste a tenté de faire tenir ensemble des schèmes intellectuels « modernes » et « prémodernes » – en particulier des conceptions linéaires et cycliques – et comment de telles « opérations typologiques » reposent sur des façons très anciennes de décrire le temps historique.

Mots-clés

  • concours mandarinaux
  • modernités perdues
  • réformateurs chinois
  • perceptions du temps
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